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Publié le 9 juin 2020

Une cascade vers la criticalité

Des chercheurs du C2N (CNRS/Université Paris-Saclay), du laboratoire PhLAM (CNRS/Univ. de Lille) et de l’ETH Zurich découvrent un nouveau mécanisme dans les structures quasi-périodiques, par lequel émerge la criticalité, une phase dans laquelle les ondes ne sont ni localisées ni délocalisées mais dans un état dit « critique ». Ce travail, qui combine théorie et expérience, dévoile un nouveau point de vue sur la physique à mi-chemin entre ordre et désordre.

Les structures quasi-périodiques, qui présentent un ordre mais ne sont pas périodiques, sont à l'origine de beautés extraordinaires dans la nature, l'art et la science (irisation des ailes de papillons, art islamique, pavage de Penrose, etc.). Elles sont à la croisée des chemins entre systèmes périodiques et systèmes aléatoirement désordonnés. Pour les physiciens, l'ordre quasi-périodique est à la fois esthétiquement et intellectuellement fascinant. De nombreux processus physiques, tels que la localisation des ondes classiques et quantiques, qui sont bien décrits dans les structures périodiques, changent fondamentalement lorsqu'ils se produisent dans des systèmes quasi-périodiques. Une équipe internationale de chercheurs du Centre de Nanosciences et de Nanotechnologies - C2N (CNRS / Univ. Paris-Saclay), du laboratoire Phlam (CNRS / Université de Lille), et de l'ETH Zurich décrit, dans une publication dans la revue Nature Physics, un travail combinant expérimentation et théorie dans lequel ils explorent la localisation des ondes dans un nouveau type de structures quasi-périodiques, et découvrent un nouveau mécanisme par lequel la criticalité se développe.

Il existe deux modèles quasi-périodiques emblématiques : le modèle d’Aubry-André et celui de Fibonacci. Étonnamment, ils présentent des propriétés de localisation très différentes. Dans le modèle Aubry-André, il existe deux régions de paramètres bien distinctes, dans lesquelles les ondes sont soit «délocalisées», soit «localisées» (au même sens que les électrons peuvent se propager à travers un matériau ou être piégés dans un état isolant). À la frontière entre ces deux régions, les états sont «critiques» : leur fonction d'onde montrent une décroissance en loi de puissance avec des auto-similarités caractéristiques de la fractalité. On parle alors de localisation «critique» ou «récurrente». En revanche, dans le modèle de Fibonacci, il n'y a pas de frontière séparant deux régions, mais les ondes sont localisées de manière critique quelques soient les paramètres du système. Malgré leurs comportements très contrastés, les deux modèles sont connectés, et l’on peut passer de l’un à l’autre par une transformation continue*. Comment des comportements de localisation si différents évoluent-ils au cours de cette transformation continue ? Ceci est la question à laquelle les chercheurs répondent par ce travail.

Les physiciens du C2N ont perfectionné une plateforme photonique, appelée réseaux de polaritons de cavité**, dans laquelle la lumière peut être guidée au sein de nanostructures semi-conductrices tout en étant soumise à des interactions similaires à celles qui régissent le déplacement des électrons dans un cristal. Les moyens technologiques du C2N leur ont permis de réaliser des fils photoniques dont la section est modulée de façon si précise qu’elle permet de réaliser, pour la première fois expérimentalement, une série de structures quasi-périodiques qui sondent la transformation entre les modèles Aubry-André et Fibonacci (voir clichés de microscopie électronique sur la figure). Les expériences de spectroscopie optique réalisées sur ces quasi-cristaux photoniques offrent l’avantage unique de pouvoir imager directement la localisation de la lumière. A première vue, les structures montrées dans la figure ont l’air très similaires. Etonnamment, les différences minimes qui sont implémentées suffisent à changer de façon radicale les propriétés des ondes.

En combinant leurs outils théoriques et expérimentaux, les chercheurs ont pu explorer comment la localisation des ondes dans le modèle Aubry-André évolue pour devenir pleinement critique dans la limite du modèle de Fibonacci. Contrairement à ce que l’on aurait pu attendre intuitivement, l'équipe a montré que la criticalité ne se développe pas de manière continue. Au contraire ils ont mis en évidence une cascade de transitions localisation-délocalisation. Ainsi, si l’on part de la région du modèle Aubry-André dans laquelle les particules sont localisées (zone rouge foncé sur le diagramme de phase ci-dessus), on observe une succession de transitions (trainées bleues dans le diagramme) au cours desquelles les ondes se délocalisent avant de se relocaliser sur un nombre de sites élémentaires deux fois plus grand. La succession de ces transitions conduit progressivement les états localisés du modèle Aubry-André à se transformer en états critiques caractéristiques du modèle de Fibonacci.

Dans ce travail, les équipes ont à nouveau illustré la versatilité extraordinaire de la plateforme polaritonique pour implémenter des réseaux complexes. Ils ont également dévoilé un nouveau mécanisme général d’émergence de la criticalité dans les quasi-cristaux, qui s’appliquent non seulement à la lumière, mais aussi à toute particule quantique comme les électrons ou les atomes. Ce nouveau mécanisme pourrait s’avérer être un outil intéressant pour le contrôle de la conduction dans les dispositifs quantiques. La quasi-cristaux à polaritons offrent également la possibilité d’étudier ces effets de localisation en présence d’interactions, un sujet très débattu actuellement et relié à la localisation à N corps récemment observée avec des atomes froids.

* Y. E. Kraus and O. Zilberberg, “Topological Equivalence between the Fibonacci Quasicrystal and the Harper Model”, Phys. Rev. Lett. 109, 116404 (2012).
** A. Amo and J. Bloch, “Exciton-polaritons in lattices: A non-linear photonic simulator”, C. R. Physique 17, 934 (2016).

 

Référence :
Emergence of criticality through a cascade of delocalization transitions in quasiperiodic chains,
V. Goblot1, A. Štrkalj2, N. Pernet1, J. L. Lado2,3, C. Dorow1, A. Lemaître1, L. Le Gratiet1, A. Harouri1, I. Sagnes1, S. Ravets1, A. Amo4, J. Bloch1 et O. Zilberberg2
Nature Physics, 2020
DOI: https://doi.org/10.1038/s41567-020-0908-7

  1. Centre de Nanosciences et de Nanotechnologies – C2N (CNRS/UPSaclay)
  2. Institute for Theoretical Physics, ETH Zurich, Suisse
  3. Department of Applied Physics, Aalto University, Finlande
  4. Laboratoire Physique des Lasers, Atomes et Molécules – PhLAM (CNRS/Univ. Lille), France

 

Contacts :

 

Figure : (en haut à gauche) Diagramme de phase de localisation (L) et de délocalisation (D) calculé en fonction de la déformation d'un quasi-cristal et de l’amplitude du potentiel. L’origine de la l’axe vertical correspond au modèle Aubry-André (structure la plus à gauche dans l’image en microscopie électronique à balayage (MEB) ci dessous) tandis que la limite à l’infini correspond au modèle Fibonacci (structure la plus à droite dans l'image MEB ci-dessous). Les couleurs dans le diagramme de phase décrivent l'étendue de la fonction d'onde de complètement délocalisé (D - bleu foncé) à localisé sur un site du réseau (L(1) - rouge foncé). Les nuances intermédiaires de couleur L(N) représentent des ondes localisées sur N sites du réseau. (en haut à droite) :  vue artistique d’un mode critique. (en bas) : Images MEB montrant 4 structures polaritoniques utilisées dans l'expérience pour explorer le diagramme de phase. Les deux structures centrales sont des interpolations entre le modèle de Aubry André et celui de Fibonacci. / Images MEB : C2N