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Publié le 24 août 2022

La lumière cohérente révèle un comportement universel

L’universalité est un concept puissant en physique statistique qui permet de comprendre les phénomènes critiques et de les décrire efficacement sur la base de quelques ingrédients fondamentaux. Ainsi, des systèmes aussi différents qu’une surface cristalline, le givre sur une fenêtre ou la ligne d’horizon d’une ville moderne soumise à des contraintes de construction, peuvent être tous décrits de façon simplifiée comme une interface de hauteur h(r,t) dont la dynamique est régie par une même équation stochastique non-linéaire appelée équation Kardar-Parisi-Zhang (KPZ), d’après les 3 physiciens qui l’ont introduite pour la première fois en 1986 [1]. Cette équation très simple est d’une richesse extraordinaire. Elle prédit le développement de corrélations spatio-temporelles dans la hauteur de l’interface : la hauteur observée à un instant t et à une position x dépend de ce qui a été observé plus tôt, à t=0 et en x=0. Ainsi des structures auto-similaires se développent en temps et en espace avec des exposants critiques universels qui ne dépendent que de la dimensionnalité de l’interface. Ce sont ces structures qui font la beauté du givre.
 Une équipe internationale de chercheuses et chercheurs vient de démontrer expérimentalement que la classe d’universalité KPZ s’invite également dans des systèmes photoniques, un effet prédit théoriquement en 2015 [2]. Les moyens et le savoir-faire en nanotechnologies du Centre de Nanosciences et de Nanotechnologies (C2N) ont permis de sculpter des réseaux de microcavités optiques dans des matériaux semiconducteurs (voir Fig.a, vignette du bas). La lumière piégée dans les cavités se couple à des excitations électroniques pour former des quasi-particules hybrides lumière-matière appelées polaritons de cavité. Ces polaritons peuvent s’accumuler massivement dans un même état quantique et former un état collectif cohérent appelé condensat de Bose-Einstein hors équilibre (voir Fig.a, vignette du haut). Le front d’onde du condensat évolue dans le temps et l’espace d’une façon similaire à celle d’une interface (voir Fig.b), et obéit à la fameuse équation KPZ [2]. L’équipe de Jacqueline Bloch et Sylvain Ravets au C2N a généré des condensats de polaritons unidimensionnels et a sondé, par des expériences d’interférométrie optique, la cohérence de l’émission en fonction de l’espace et du temps. De manière tout à fait spectaculaire, Quentin Fontaine et Davide Squizzato, post-doctorants au C2N et au Laboratoire de Physique et Modélisation des Milieux Condensés (LPMMC) à Grenoble, sont parvenus à démontrer que tous les points mesurés expérimentalement et simulés numériquement s’alignaient parfaitement sur une courbe universelle qui caractérise la classe d’universalité KPZ en 1D (voir Fig.c).
Les simulations numériques réalisées au LPMMC dans l’équipe de Léonie Canet et Anna Minguzzi ont permis de reproduire très finement les expériences, et également de développer une compréhension profonde de ce nouveau système. En effet, comme la variable décrivant ici l’interface est une phase, définie périodiquement entre 0 et 2π, l’interface peut s’enrouler sur elle-même et former des tourbillons. Ce type de défauts dit « topologiques » peut potentiellement détruire les corrélations KPZ. Le consortium international a découvert que dans le régime où opèrent les expériences, les corrélations KPZ sont résilientes à l’apparition de tourbillons, car ceux-ci apparaissent et disparaissent en faible nombre et surtout par paires de tourbillons de vorticités opposées.
Ce travail ouvre un nouveau champ d’exploration de la physique KPZ et du riche diagramme de phase des condensats de Bose-Einstein hors équilibre. Cette physique très générale s’applique à tous les condensats hors équilibre, et pourra s’avérer cruciale pour l’optimisation de lasers étendus à l’état solide. Enfin tous les ingrédients sont maintenant réunis pour sonder pour la première fois de façon expérimentale les corrélations KPZ dans un système bidimensionnel. Cette prouesse expérimentale va être tentée très prochainement dans les condensats de polaritons bidimensionnels que le C2N sait réaliser.

Références

Kardar–Parisi–Zhang universality in a one-dimensional polariton condensate
Fontaine, Q., Squizzato, D., Baboux, F. et al.
Nature 608, 687–691 (2022)
News and Views : A new phase for the universal growth of interfaces
DOI : doi.org/10.1038/s41586-022-05001-8

[1] Kardar, M., Parisi, G. & Zhang, Y.-C., Dynamic scaling of growing interfaces, Physical Review Letters 56, 889 (1986).
[2] Altman, E., Sieberer, L. M., Chen, L., Diehl, S. & Toner, J., Two-dimensional superfluidity of exciton polaritons requires strong anisotropy, Physical Review X 5, 011017 (2015).

Figure : a. Mesure expérimentale de la distribution d’intensité lumineuse émise par le condensat (vignette du haut). La vignette du bas montre une image en microscopie électronique à balayage d’un réseau 1D de microcavités à polaritons fabriqué au C2N pour réaliser ces expériences. b. Calcul numérique de la phase d’un condensat 1D de polaritons à différents instants. L’évolution temporelle de la phase est analogue à la croissance d’une interface. c. Dans un système de coordonnées redimensionnées bien choisi, les points mesurés expérimentalement et calculés numériquement pour la cohérence du condensat (disques de couleur orangée) s’alignent parfaitement sur la courbe universelle de KPZ (courbe noire).