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Publié le 10 avril 2020

Statistique fractionnaire d’anyons dans un conducteur bidimensionnel

En réalisant une expérience de collision entre excitations élémentaires d’un conducteur bidimensionnel, des physiciens ont pu révéler la statistique fractionnaire d’anyons, intermédiaire entre les statistiques bosoniques et fermioniques. Ces résultats pourraient ouvrir la voie au calcul topologique basé sur l’échange de certaines variétés d’anyons.

Dans l’espace à trois dimensions, les particules élémentaires se divisent exclusivement entre fermions (comme les électrons par exemple) et bosons (comme les photons) selon les propriétés de symétrie de la fonction d’onde décrivant l’état du système lors de l’échange de deux particules. Lors de l’échange de deux fermions, la fonction d’onde acquiert une phase, φ=π. En revanche, dans le cas des bosons, cette phase est nulle, φ=0. Cette différence entraine des comportements collectifs profondément distincts entre les fermions qui tendent à s’exclure et les bosons qui tendent à se regrouper. La situation est différente dans les systèmes bidimensionnels qui peuvent accueillir des quasiparticules exotiques, appelés anyons, pouvant obéir à des statistiques quantiques intermédiaires caractérisées par une phase φ variant entre 0 et π. L’existence de ces quasiparticules a été prédite, il y a près de quarante ans, dans des conducteurs bidimensionnels où les corrélations entre électrons sont très fortes, comme le régime de Hall quantique par exemple.

Ce régime de Hall quantique est obtenu en appliquant un champ magnétique perpendiculaire à la surface d’un gaz bidimensionnel d’électrons. Dans une description quantique du système, l’énergie cinétique des électrons est quantifiée et, pour les champs magnétiques forts (typiquement la dizaine de Tesla), tous les électrons viennent occuper un unique niveau d’énergie. L’énergie cinétique est alors gelée et les interactions entre électrons jouent un rôle dominant, entrainant des corrélations très fortes entre électrons favorables à l’émergence de ces quasiparticules exotiques. Ainsi, les excitations élémentaires du régime de Hall quantique fractionnaire, atteint lorsqu’une fraction υ=1/m (m = 3, 5, …) du premier niveau d’énergie cinétique est occupée, portent une charge fractionnaire q=e/m et obéissent à une statistique fractionnaire caractérisée par une phase d’échange φ=π/m. Leur charge fractionnaire a pu être mise en évidence mais, en dépit de nombreux travaux durant les trente dernières années, aucune signature expérimentale claire de statistique fractionnaire n’a pu être observée jusqu’ici.

En réalisant une expérience de collisions d’anyons dans un gaz d’électron bidimensionnel, des physiciens du laboratoire de Physique de l’ENS (LPENS) et du Centre de Nanosciences et de Nanotechnologies (C2N) ont pu mettre en évidence la statistique fractionnaire de ces quasiparticules. Leurs travaux font la couverture de la revue scientifique américaine Science.

Le collisionneur, fabriqué au C2N (figure A), est une puce électronique d’un gaz d’électron bidimensionnel de très haute mobilité, formé à l’interface d’une hétérostructure de semiconducteur GaAs/AlGaAs, et de dimension caractéristique de quelques micromètres. Des électrodes métalliques déposées à la surface du gaz d’électrons permettent de définir des lames séparatrices appelées contact ponctuels quantiques (CPQ). Deux CPQ (CPQ1 et CPQ2 sur la figure) assurent l’émission des quasiparticules vers le CPQ situé au centre de l’échantillon (cQPC sur la figure) et utilisé comme lame séparatrice pour la collision. Les expériences ont ensuite été réalisées au LPENS dans un réfrigérateur à dilution à une température de 30 millKelvin nécessaire à l’observation du régime de Hall quantique fractionnaire. Les collisions sont d’abord étudiées dans le régime de Hall quantique entier (lorsque le nombre υ de niveaux d’énergie cinétique occupés est un entier, ici υ=2). Dans ce régime, les excitations élémentaires sont des électrons obéissant à la statistique fermionique usuelle. Elle se traduit, lors d’une collision, par un effet de dégroupement, les électrons empruntant systématiquement des bras de sortie distincts de la séparatrice. Cet effet peut être mis en évidence par la suppression complète des corrélations des fluctuations des courants en sortie de la lame séparatrice (Figure B). Le résultat observé est complètement différent pour un remplissage fractionnaire υ=1/3. La statistique fractionnaire conduit à une suppression de l’effet de dégroupement, les quasiparticules pouvant alors se regrouper en paquets de charge dans un même bras de sortie de la lame séparatrice. Cet effet se traduit par l’observation de corrélations négatives des fluctuations de courant (Figure B), en excellent accord avec des prédictions théoriques récentes pour une phase d’échange φ=π/3 attendue pour υ=1/3.

Ces expériences confirment le rôle combiné des fortes corrélations entre électrons et de la dimensionnalité du conducteur pour l’émergence d’anyons aux propriétés intermédiaires entre les fermions et les bosons. Elles pourront être généralisées, dans le futur, à d’autres fractions de remplissage du premier niveau d’énergie (comme υ=2/3,1/5,…) pour lesquels d’autres statistiques fractionnaires sont attendues. En particulier, réaliser ces expériences dans le régime non-abélien (au remplissage υ=5/2 par exemple), régime dans lequel les opérations d’échange de particules ne commutent plus et ne peuvent donc plus être décrite par une simple phase, ouvrirait la voie au calcul topologique basé sur l’échange de ces quasiparticules exotiques.

 

Référence :
Fractional statistics in anyon collisions
H. Bartolomei1, M. Kumar1, R. Bisognin1, A. Marguerite1, J.-M. Berroir1, E. Bocquillon1, B. Plaçais1, A. Cavanna2, Q. Dong2, U. Gennser2, Y. Jin2 et G. Fève1
Science, Vol. 368, Issue 6487, pp. 173-177 (2020)
DOI : 10.1126/science.aaz5601

1 Laboratoire de Physique de l’Ecole normale supérieure - LPENS (ENS, Université PSL, CNRS, Sorbonne Université, Université Paris-Diderot)
2 Centre de Nanosciences et de Nanotechnologies – C2N (CNRS, Université Paris-Saclay), Palaiseau

Contacts :

 

Figure A : Image au microscope électronique (en fausses couleurs) du collisionneur anyonique. Le gaz bidimensionnel d’électrons est représenté en bleu. Les quasiparticules se déplacent le long des canaux de bord (en rouge). Des paires d’électrodes (couleur or) permettent de définir des lames séparatrices appelés contact ponctuels quantiques (CPQ). CPQ1 et CPQ2 servent à émettre des quasiparticules qui entrent en collision sur la lame séparatrice centrale cCPQ. Figure B : mesure des corrélations Si3i4 des fluctuations des courants i3 et i4 en sortie de lame séparatrice en fonction du courant de quasiparticules incident.